05 mai 2007

Face à la vérité du monde

Dès mon arrivée ici, j’ai fait partie de l’association de parents d’élèves. A l’époque, avec un groupe de mamans motivées et françaises, nous voulions faire quelque chose de correct de l’association, corrompue et magouilleuse. Nous avons réussi, mais au prix d’un stress horrible. Avant, les gens qui tenaient l’association étaient des petits magouilleurs. J’explique. Il n’y a pas de cantine ici, mais des « halte-repas parentale ». L’école est un externat, et ce sont les parents d’élèves qui gèrent la cantine. Pour y accéder, il faut s’inscrire à l’association, ce qui coûte 8 D (monnaie locale) et ensuite, soit en panier-repas (les parents préparent un repas aux enfants) soit en traiteur (les parents paient un traiteur qui vient tous les jours apporter les repas).

Environ la moitié des enfants de l’école (un peu moins de la moitié) sont boursiers ; les boursiers peuvent avoir la bourse scolaire tout court ou la bourse scolaire plus la bourse cantine, et dans ce cas ils sont automatiquement inscrits en traiteur.

L’élément central du conflit que nous avons eu était une femme du nom de Zeineb. Celle-ci, depuis toujours, vise la gestion de la cantine ; elle a d’abord essayé de devenir le traiteur ; mais l’association doit engager un traiteur officiel, avec patente et ce n’est pas son cas ; elle a alors proposé à de nombreux parents de préparer les repas de leurs enfants, inscrits en panier-repas ; ce système fonctionne très bien. Les enfants sont en panier-repas, mais c’est elle qui les prépare. Elle amène les repas des enfants, non pas en tant que traiteur, mais en tant qu’amie des mamans des 14 enfants, qui amène gentiment le repas à 11h45 pour les 14 enfants de ses 14 copines.

D’autre part, quand nous avons commencé, nous avons fini par l’exclure de la halte-repas car elle ne respectait pas certaines règles : elle ne faisait pas laver les mains des enfants, elle faisait manger d’abord les enfants de ses copines, elle ne faisait pas tourner les jeux, donc les mêmes enfants (ceux de ses copines, qui ne sont pas forcément les 14 à qui elle prépare le repas) ont toujours le ballon, etc. Donc il y avait des plaintes. Donc on l’a virée.

Ce n’est pas la seule personne qui a été exclue de l’association. Un type de l’ancien clan avait porté plainte contre une nana du nouveau, la police s’en est mêlé, sans conséquence grave mais bon.

On a fait fonctionner la cantine correctement. Mais dans une ambiance lourde et pesante : les Françaises qui se la jouent et qui font tout mieux que tout le monde, plus une ou deux Ifriqyiennes traitresses (heureusement qu’elles étaient là : elles n’hésitent pas à s’opposer violement aux personnes malhonnêtes, elle nous montrent qu’il y a des gens corrects dans le pays, et elles font qu’on ne peut pas dire qu’on est racistes, sans compter qu’elles balancent des trucs à leurs compatriotes qu’on n’oserait, nous, jamais dire, en tout cas pas moi, petite française polie et de gauche de quand je suis arrivée), vous voyez le style ? Quand j’ai commencé à enseigner au collège, une mère amie de Zeineb, disons une mère du clan Zeineb a appelé la directrice pour lui faire par de son angoisse : n’allais-je pas faire peser sur les enfants les conséquences de toutes ces histoires ? La secrétaire l’a rassuré, et il n’y a, bien sûr, eu aucun problème, sauf que je sais que je suis sous surveillance. Il y a deux ans, Zeineb a raconté à une maman que j’humiliais son fils en classe, que je le ridiculisais devant ses camarades, etc… Le délire total. En fait c’est plus compliqué que cela. Je donnais des cours particuliers à cet élève, un amour de garçon, au passage, une grande folle depuis le CE2, LE gamin que tout le monde adore, et dont on se dit, pourvu que ça se passe bien quand il va arriver au lycée, tous les nouveaux essaient de se le faire tellement il est efféminé, mais ça ne prend pas. Je l’avais en classe aussi (j’ai arrêté ensuite les cours particuliers). Or, Zeineb donne aussi des cours particuliers et elle visait cet élève. Elle a donc raconté à la mère que je l’humiliais en classe. La mère paniquée m’a appelé pour me demander ce qui se passait avec son fils. Je n’ai rien compris à ce qu’elle m’a dit, vu que je n’avais aucun problème avec lui. Je lui ai demandé ce que son fils lui avait raconté exactement, en l’assurant que cela ne pouvait être qu’un malentendu. Il ne m’a rien dit, c’est Zeineb qui m’a raconté cela. Mais d’où le sait-elle, lui ai-je dit. Elle n’est pas dans la classe avec nous ! Ce sont les enfants qui lui ont dit. Mais quels enfants, ai-je dit ? La mère ne savait pas. On s’est mis d’accord : le soir elle en parlait à son fils et on en rediscutait après. Le même jour, je vois mon élève et je lui demande ce qui se passe. Il me regarde avec ahurissement, sans comprendre. Je lui explique le coup de fil de sa mère ; il était alors en 6ème ; il me prend dans ses bras, me regarde dans les yeux et me dit : « Anta, tu sais que je t’adore ? » Je me dégage et je lui dis : « Oui, mais là on est au collège, et je ne comprends pas bien. –Tu as confiance en moi ? me dit-il. – Oui, lui dis-je, mais pas dans les autres. – Les autres, c’est toutes des salopes, ne t’en occupe pas, je vais tout arranger. – C’est quoi cette histoire que je t’humilie en classe ? –Elles mentent, Anta, elles mentent, elles disent n’importe quoi. Ne t’inquiète pas. – OK, je ne m’inquiète pas, mais ne me prend plus dans tes bras, d’accord ? » (En fait il le fait toujours, régulièrement, « on peut changer la date du contrôle ? Oui, Oh, madame, Anta, je vous adore !!! Et il me serre dans ses bras. Il fait cela avec tous les profs). Comme promis, tout est rentré dans l’ordre, mais ce brusque aperçu de la malveillance qui m’entoure parce qu’il y a six ans j’ai fait partie d’un groupe de mères qui voulaient que la halte-repas fonctionne correctement m’a donné le vertige.

Retour. Donc, on fait fonctionner la halte-repas correctement, dans une ambiance de plomb, sans compter que le groupe de nana dont je faisais partie était composée de fichues emmerdeuses (honnêtes, si vous voulez, mais chiantes).

Au bout de deux ans, isolées, épuisées psychologiquement, on craque, certaines quittent le pays suite à des mutations des maris, et moi j’arrête parce que, comme personne ne nous aidait, c’était affreux. Des mamans trouvaient que ce qu’on faisait c’était bien mais cela impliquait trois heures de présence quatre fois par semaine le midi, de 11h30 à 14h30, une surveillance constante des femmes de service qui cherchaient à piquer du produit vaisselle, de l’eau, du ketchup, et qui, se sentant fliquées, râlaient auprès de toutes les mamans comme quoi on était de grosses méchantes (heureusement on avait Yasmine, une Ifriqyienne pugnace et honnête avec nous et c’était la plus âpre, sinon on aurait en plus été taxées ouvertement de racistes), plus trois heures le samedi pour la surveillance du club de sport et l’attente, après, des parents qui viennent chercher leurs enfants une demi-heure après tout le monde en les laissant tous seuls dans la rue, sans s’angoisser, puisque les nanas de l’association se sont portées volontaires pour être au service des autres, elles assument. En plus, il fallait courir après les parents qui ne paient pas – le mystère des Parents Mauvais Payeurs, que je n’ai toujours pas éclairci, car les plus mauvais payeurs ont de l’argent, c’est pour cela que c’est un mystère pour moi. Je me souviens d’un post de Swami Petaramesh à propos d’enfants exclues de la cantine et obligées de manger du pain et du fromage, il a aussitôt pensé que les parents étaient trop pauvres pour payer, ce qui était peut-être le cas et je pensais comme lui auparavant, mais depuis mes trois ans à l’association, j’ai découvert avec ahurissement que les pauvres paient, en retard ou en étalant, mais ils paient mais ceux derrière lesquelles on court ont de l’argent, et je ne comprends pas.

Bref, on jette l’éponge et Zeineb, tenace comme les gens d’ici, réapparait. Elle prend la cantine en main. Elle se fait voter une allocation qui fait d’elle la responsable payée de la cantine. J’étais là quand on l’a voté, et j’ai voté pour elle, alors que je sais qu’elle est magouilleuse et voleuse, parce que j’ai réfléchi : les parents veulent une cantine, sans s’investir, et ils se fichent bien de la tentative de rigueur que nous avions laborieusement essayé d’établir. Ils s’en foutent parce qu’ils veulent que quelqu’un prenne en charge leurs gosses entre midi et deux, peu importe qui, et ils ne veulent se charger de rien, ils veulent ne pas se poser de problème, ou alors, quand il y a un problème, ils veulent pouvoir s’insurger sans se remettre en cause et se dire qu’ils ont eux-mêmes, par leur incurie, porté à cette responsabilité Zeineb, une voleuse. Chaque fois que je pense à Zeineb je pense aux Balkany, bon, je ne connais pas les détails des histoires des Balkany, je sais seulement que ça pue, et je me dis, à tort peut-être, que la plupart des habitants de Levallois se foutent bien de l’honnête de leurs maires, ce qui leur importe c’est leurs avantages à eux. A l’époque, j’ai pensé : et merde, ces cons, ils la veulent, ils l’auront !!!

Depuis, Zeineb (la ténacité paie) est la reine de la cantine. Elle est payée, pas beaucoup, pour les trois heures qu’elle y passe, quatre fois par semaine. Elle a une vingtaine d’enfants en « faux panier-repas », donc elle leur fait les repas et les amène à 11 h 30. Elle récupère les yaourts et les fruits des paniers repas, et elle les revend aux enfants dont elle prépare les paniers repas. Elle, la gardienne et sa copine Sonia achètent leurs produits d’entretien aux frais de l’association, ainsi que l’eau, les boissons gazeuses et le ketchup. En plus elle est boursière, elle prend l’argent de la bourse mais elle a revendu le repas-traiteur de son fils à un autre enfant, et son fils mange les repas qu’elle fait.

L’addition de ces micro magouilles lui fait un petit salaire local : 300 euros environ – pas grand-chose. Elle n’est pas riche, me direz-vous. Et ces magouilles, si peu importantes auprès de celles d’autres personnes (les Balkany à Levallois ou les Ceccaldi à Puteaux), ne lèsent véritablement personne. On peut même me dire (je me le suis déjà dit, et c’est aussi pour ça que j’ai jeté l’éponge) que moi, Française, avec mon argent, comment je peux avoir le courage ou la mesquinerie de porter les yeux sur si peu de choses ? Moi, j’ai de l’argent. Est-ce que je sais ce que c’est que d’être Ifriqyienne (note : je la dis Ifriqyenne parce qu’elle est Ifriqyenne, mais elle a les bourses françaises, dont elle est française, alors comment je peux être raciste comme ça, hein ? J’ai dit qu’elle s’appelle Zeineb, hein, et n’y a-t-il pas des Sophie ou des Nathalie qui magouillent comme cela ? Il y en a, bien sûr ! L’être humain éminemment faillible, mais moi je suis ici et maintenant, et je parle de ce que j’expérimente en ce moment – Elle n’est pas française, elle a un passeport français, c’est tout). Je ne sais pas ce que c’est que d’être Ifriqyenne. Je ne sais pas ce que c’est que de vivre avec 200 euros par mois en cherchant de tous les côtés tous les sous que je peux récupérer et tous les petits avantages que je peux avoir. Vrai, je ne sais pas.

Mais dans ces petites magouilles, dans ces combats balzaciens de mesquinerie pour être la Responsable de la Cantine et avoir le droit d’entrer quand je veux à l’école primaire, je reconnais quelques unes des mille et une petites atteintes à la justice et au droit qui, multipliées par mille, par dix mille, par cent mille, détruisent la démocratie.

Pourquoi ? Zeineb n’est pas la seule pauvre Franco-ifriqyienne de l’école ! Loin de là. Il y en dans, notre école, environ 100. Ai-je dit qu’elle ne lésait personne ? Car elle ne me lèse pas, moi, parce que moi justement je suis une Française riche (localement). Mais la timide Zohra, à qui la gardienne parle comme à un chien parce que Zohra ne connaît personne, parce que son fils n’est pas une brute footiphile, parce que Zohra ne connaît pas les leaders locaux comme Zeineb, eh bien elle est lésée, la timide Zohra. Béatrice, française mariée à un ifriqyien, qui ne fait pas partie du clan des amies de Zeineb, et dont le fils à de meilleurs résultats scolaires que celui de Zeineb, eh bien Béatrice sait que son fils est en prise aux moqueries des amis du fils de Zeineb et Béatrice stresse tous les jours parce qu’elle a peur, si elle va voir le directeur français de l’école française, de détériorer encore la situation de son fils. Et moi je m’en fous, je les laisse : moi, vu mon statut de prof, on ne fait rien à mes enfants, vous comprenez ? Mais j’en ai marre de cette injustice. J’en ai marre de l’injustice faite aux autres, à ceux pour qui elle est importante, la justice, parce qu’ils n’ont que cela !!

Parce que ici, quand une personne comme Zeineb se taille une petite part du gâteau, elle emploie, pour justifier son attitude, une rhétorique du type oppresseur/opprimé, toujours touchante à nos oreilles, mais quand elle manage sa part de gâteau, elle ne libère pas les pauvres de l’atroce oppression des riches, ni les Ifriqyiens de l’horrible oppression des Français, elle se donne un pouvoir et ne cherche qu’à l’agrandir.

Struggle for life, c’est ça, dans des pays où la vie est tellement dure, on se bat pour soi et non pour la multitude. C’est compréhensible, on peut la comprendre, et même l’excuser, mais on ne devrait pas la laisser faire. Car son attitude est proprement anti-démocratique, même si elle porte sur d’infimes gains. Elle lèse d’autres personnes, et naturellement pas les plus forts ; mais les faibles.

Et j’ai parlé de Zeineb, mais nous avons dix Zeineb, ici, et j’en connais plein. C’est ce que je supporte plus. Certains Zeineb sont mes « amis » car, ignorante de leur être véritable, je me suis rapproché d’eux, mais après sept ans je les connais et ils me dégoutent… Ils me salissent. L’un d’eux m’a proposé les bourses, l’année dernière. Il siège à la commission des bourses, alors pourquoi pas. Pendant un mois ou deux j’ai même hésité, car l’école est chère. Et puis mon esprit a fait surface, brusquement. Oui, l’école est chère et je déteste la payer. Mais rentrer dans ces petites combines… Après, Zeineb pourrait me regarder d’un air complice, parce qu’elle saurait qu’elle a fini par gagner puisque j’ai les bourses, puisque je suis devenue comme elle, de petites compromissions en petites compromissions, les bourses, puis les entrées gratuites à droite, à gauche. Quels mots employer pour vous faire comprendre à quel point j’ai envie de vomir devant cela ? Je fais même exprès de ne plus le voir.

Si j’avais accepté les bourses, je serais devenu le client de cet autre Zeineb qui ne s’appelle pas Zeineb. J’aurais perdu mon indépendance et un petit morceau de mon âme, déjà si imparfaite, mais pas vendue. Graham Greene raconte un truc comme ça dans un roman très sirupeux, « Le fond du problème ».

Et vous savez quoi ?

Je vais me tirer !!!

Alors je m’en fous de leurs petites magouilles.


J'ai écrit ça hors ligne, ce que je ne fais jamais, et je ne sais pas si j'ai été claire.
Il faut vraiment que j'arrive à exprimer tout ce que j'ai vécu ici, dans tout ce que cela m'a apporté.

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