24 juin 2007

Champagne

J’aime le champagne, je l’ai déjà dit. Surtout bu au bord d’une piscine.

Bref panorama des circonstances durant les quelles je bois du champagne.

J’ai commencé en famille, pour des fêtes. Le champagne était alors étroit, conventionnel, sérieux, évident comme un horaire de travail. A la même époque, je buvais du pétillant de Touraine chez une copine, en refaisant le monde, et le champagne était pour moi une boisson de vieux cons snob.

J’ai continué lors d’une soirée de nouvel An d’une jeune fille école de commerce, extraordinairement bourge, faite comme un pot à tabac. Lors de cette soirée, un jeune homme m’a entretenu, sur la terrasse, du yacht de son père, et, bien que j’eux désiré avoir un père propriétaire de yacht (pas pour le bateau ; je n’aime pas les bateaux ; mais pour l’argent implicite, qui m’aurait bien plu), je me souviens d’être parti de la terrasse en rigolant, tant cette façon de parler de son yacht me paraissait lourde et ridicule. Mon opinion du champagne ne s’améliorait pas.

J’ai découvert le champagne ici, dans une connotation faussement jet-set très agréable. Quand c’est l’été (ça y est, là, c’est l’été), plusieurs personnes de ma connaissance invitent, font des repas au bord de la piscine et arrosent tout le monde au champagne.

On peut alors reprocher à l’ambiance quelque chose de superficiel et même pire ; mais quoiqu’il en soit, j’ai vraiment réalisé à quel point le champagne se boit au bord d’une piscine, à côté de bougainvillées et de lauriers-roses ; des murmures de voix et une musique légère y ajoutent beaucoup. La chaleur décroît doucement ; une brise se lève ; les feuilles des arbres s’agitent ; l’humidité se fait fraîche, odorante, amicale. La nuit vous enveloppe. Rien à faire. Le champagne parisien n’a pas la même saveur.

Donc, j’aime le champagne, mais uniquement dans ce contexte.

Mais le contexte que je décris est exclusivement sensoriel. Le contexte humain me pose problème.

Car il faut qu’il y ait des êtres humains, sinon c’est moins bien. Le murmure de voix ne doit pas être un simple murmure, il doit provenir de la soirée dont vous vous êtes (à peine) écarté – pour réfléchir un peu à Sainte Thérèse de Lisieux, par exemple. Si c’est le murmure des voix d'à côté, ça ne le fait pas.

Or, je vous décris le contexte.

Lieu : Maison, grande, riche mais sans aucun chic (type : nouveau riche sans goût), clim (si on veut rentrer), piscine, jardin, golf d’un côté, parc de l’autre. Absence de moustique (je précise ; parce que dans sa trivialité, le moustique estival peut foutre en l’air le truc ; je soupçonne des procédés chimiques).

Moment : juin (hier). Mais il faut que ce soit en juin ; juillet n’est plus une prémisse, août est trop engagé ; septembre peut convenir, voire octobre, avec un goût de fin, d’achèvement. Juin n’est pas l’été, il ne fait que s’approcher, il en a les caractéristiques, juin est le moment du basculement, du vol de quelques heures de soir d’été indues ; donc : juin.

Personnages : nombreux. Gratin local. Mélange de personnel officiel français ou belge - le belge donne une dimension européenne, toujours plus élégante ; l’anglais est cependant préférable, plus cosmopolite, avec toujours un relent d’empire, l’allemand plus technique, le russe inquiétant, le suisse riche, mais plus élégant que le luxembourgeois, par exemple, que l’on sent trop comptable; les autres nationalités européennes n’ont aucun intérêt. On ne parle pas des nationalités extra européennes, hormis celle du pays d’accueil, car cela fait mélangé donc vulgaire. On peut tolérer quelques épouses exotiques. Mais rien d’autre. Un homme d’affaire coréen, par exemple, fait tout de suite soirée d’affaire, et s’il n’est pas très bien élevé, inquiétant comme un russe – tous ces gens de très loin, on ne sait jamais d’où vient l’argent.

Il y avait un homme d’affaire coréen ; l’hôte fait des affaires avec la Corée ; rien n’est parfait. Ce Coréen anglophone me faisait penser à un personnage de Kil Bill, donc je devais ne pas le regarder pour boire du champagne. Ne vous méprenez pas ; je n’ai rien contre les Coréens, mais dans certains lieux avec certaines personnes, je suis désolée, ça fait yakusa (vous me pardonnerez d’utiliser un terme plutôt japonais, c’est juste pour l’ambiance).

Passons sur le Coréen, d’ailleurs discret, quoique plutôt frustre, et dont seule la présence compte.

L’hôte : Si Mohammed, déjà évoqué. Féodal, vieillissant, déguisé en homme élégant.

Son épouse, Hélène, belge ; l’amie de l’épouse, allemande, le mari de l’ami de l’épouse, directeur ruiné d’un magasin de matériel photo (ruiné par le numérique).

Le directeur de l’école française, épouse et enfants ; deux attachés consulaires ; le directeur du centre culturel français ; des profs en famille; des chefs d’entreprises locales ; des DG d’entreprises locales (DG salariés) ; une prof de yoga ; une prof de piano ; quelques avocats, médecins, pharmaciens.

On fantasme déjà moins, n’est-ce pas ? Surtout dans les détails ; robes mal coupées, pendouillantes ; peu de talons pour les femmes, trois birkenstock, des chaussures à talons sans élégance, peu de bijoux, peu de maquillage (moi la première, j’avoue). Les chemises de hommes sont parfois tendues sur des ventres bedonnants, et deux profs sont en t-shirt tachés, celui qu’ils réservent probablement à ce genre de soirée, pour montrer leur dédain. Elégant dédain, avec tâche de gras.

Peu importe, faites comme moi, tournez vous vers les branches gracieuses des bougainvillées ; pensez à Swann en buvant votre champagne frais ; chuchotez :

Mais en allant au buffet, vous passerez à côté de Dario qui vous prendra dans ses bras. Dario, italien né en France, a monté une boîte avec Si Mohammed il y a quatre ans ; vous avez vu leur amitié commencer. Dario est marié à Samia, poupée barbie. Il fut un temps où Dario et Samia vivaient littéralement chez Si Mohammed ; ils y passaient leurs week-ends, Hélène ne tarissait pas d’éloges sur Samia, son élégance, sa délicatesse, son raffinement.

Puis Dario et Samia, dont l’usine se trouve à une trentaine de kilomètres de la ville où vous résidez, ont décidé d’habiter en ville, chez Franz, un étrange franco-allemand, locataire d’une immense maison palais en centre-ville. Franz, DG d’une énorme société locale, est présent également, et boit comme un trou en compagnie de Jean-François, bon jeune homme, issu des écoles chrétiennes, DG d’une société locale, pour des japonais.

Donc Dario et Samia vivent chez Franz, après avoir vécus chez Si Mohammed, et évitent l’un et l’autre toute la soirée. Par curiosité, allez écouter Hélène et Samia discuter : elles vous diront peut-être un mot de la brouille qui semble séparer les maris : mais non, elles se racontent des histoires de garagistes incompétents, et s’écoutent avec la passion que l’on met dans les conversations anodines, celles qui évitent de dire les choses ; aussi appliquées l’une que l’autre à s’écouter ne pas se dire ce qui les séparent, elles poussent des cris « Non ??? Il a dit ça ???? C’est Pas vrai !!!! »

Vous allez du côté de Franz, perdu dans une conversation avec le prof de SVT et un employé consulaire. Ils parlent des chinois, ils ont déjà pas mal bu. Dès que vous êtes avec Franz, vous lui faites remarquer que Samia et Dario évitent Si Mohamed. Ça marche, Franz part au quart de tour et vous raconte que rien ne va plus, Si Mohamed est mécontent de son association avec Dario dont l’épouse, Samia, soit disant directrice de prod, ne fait rien, et a un salaire trop élevé (Samia est d’un point de vue opposé, son salaire est inférieur au SMIG et elle estime que c’est injuste pour un directrice de prod, etc).

Vous vous souvenez de l’époque où Samia et Dario vivaient chez Si Mohamed et vous méditez sur la fragilité des relations humaines.

Franz continue et vous apprend que le Coréen qui se racle la gorge est le nouvel associé de Si Mohamed. Dario se sent mal parce qu’il est évident que le Coréen est autrement plus retors que lui ; la société de Dario ne court aucun risque, mais il est évident que Si Mohamed va s’en désintéresser. Samia, qui déplorait la mainmise commerciale de Si Mohamed dans la boîte, va enfin pouvoir trouver seule des clients, ironise Franz. C’est pour cela que Dario stresse. Jean-François se rapproche, chancelant, et vous sourie ; vous lui faites remarquer que sous ses petits airs, Franz est acide ; de quoi s’agit-il ? s’enquiert Jean-François qui semble avoir atteint le stade où des explications lentes et claires sont nécessaires. Il s’agit de Samia, coupe Franz, et Jean- François lève son verre en s’écriant : « Alors ! Si c’est une œuvre ! » Et il ajoute à mi-voix « Il s’agissait de lui trouver un travail, elle en a un, non, moi j’ai toujours dit le social n’est pas notre truc, nous on est des financiers. – Si en plus il faut la payer, ajoute Franz.

Vous êtes mal à l’aise ; vous n’appréciez pas beaucoup Samia, son maquillage, ses robes en lamé dorés et des chaussures à talons de 15 cm, mais vous ne l’avez jamais invité, même un soir, chez vous, et vous trouvez ses fréquentations peu charitables.

Allez vers Hélène ; l’épouse de Si Mohamed, vieille dame à chat et à tasse de thé, vous a longtemps paru délicieuse, avant que vous ne découvriez qu’elle est aussi vide qu’un vase sans fleur. Elle vous sourit. Vous essayez une conversation. Cela ne prend pas. Ça va ? Oui. Et les enfants ? Ça va aussi. Il fait chaud ? Oui, mais l’année dernière il faisait chaud aussi. Mais là, on est bien. Oui, il y a de l’air. C’est bon, le repas. Les gens sont sympas. Bon.

Le directeur de l’école française parle avec le responsable marketing d’une grosse boîte américaine ; ils se la jouent expats. Ils parlent de Singapour et de l’Amérique du Sud. Enfin, l’un parle de Singapour, et l’autre lui répond à propos de l’Amérique du Sud ; ils ne s’écoutent pas ; ils se prouvent mutuellement qu’ils sont des expats voyageurs.

Vous reprenez une flûte et vous allez caresser le chat ; finalement, il n’y a que lui de sympa.

D’où mon interrogation : pour boire du champagne dans les bougainvillées, il faut quand même supporter tout ce petit jeu social. Pas d’amis, pas de gentillesse, pas de culture. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? Sans bougainvillées et piscine, sans la nuit douce qui vous entoure, sans le murmure des voix, le champagne n’a pas toute sa saveur ; mais avec tout cela, sa saveur se nuance d’amertume. Quel choix est possible quand on aime le champagne ?

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Pour moi, les soirées champagne évoquent les années que j'ai passées en Suisse —mais nous n'étions riches, ni moi ni mes copains qui étaient aussi mes collègues, et on traversait la frontière pour acheter du champagne en France, c'était meilleur marché—. Or, on n'avait pas de taches de gras sur nos T-shirts. Je ne me sentais ni expatrié ni étranger ni intégré : je ne me posais pas tellement la question, seulement j'étais jeune et je croyais qu'un instant pouvait durer éternellement. Comme soirée d'adieu arrosée au champagne (mais ce n'était pas pour moi), je me souviens spécialement de celle que, en hommage d'un néo-zélandais qui avait gagné un prix très réputé, a organisée un vieux prof (riche si on peut dire, mais je crois que seulement par comparaison), un mois de juin d'il y a très longtemps, dans sa villa au bord du lac Léman, avec le Mont-Blanc au fond qui nous renvoyait les derniers rayons de soleil dorés de la journée. Je me rappelle du feu qu'on avait allumé le soir tombé, que tout était gai et que j'exultais de joie, d'espoir et d'avenir, que les conversations me paraissaient intélligentes, que le champagne que je savourais était exquis et plein de bons et doux augures, que mes amis qui étaient là le seraient pour toujours. Point d'arrière-goût d'amertume, donc. Sauf lorsque le souvenir est revenu par un autre soir de juin, de longues années plus tard, où je lisais un texte d'un blog que je devrais peut-être arrêter de squatter.

antagonisme a dit…

C'est parce que tu étais jeune... Quand on vieillit, tout devient beaucoup plus moche.
Je vais peut-être essayer de voler un peu de champagne à la vie un temps, et après je m'enfermerais quelque part et je referais des trucs sérieux qui ne déçoivent pas : latin, anglais...
Encore que. La vie est si décevante, que par esprit de contradiction, il vaut peut-être mieux ne pas avoir l'air de céder à la tristesse.
Je pourrais me faire pique-assiette de luxe, c'est-à-dire systématiser l'entrée dans les soirée. Ce serait pas mal... Quand on ne connait personne, on ne voit que la fête, et pas les coups bas par en dessous...

Anonyme a dit…

Tout à fait. Et après le passage du temps, même le champagne du souvenir s'est plutôt aigri. Ne pas avoir l'air de céder à la tristesse... : ça n'a pas l'air facile à un certain âge. Je n'ai pas une formation très francophone, finalement, c'est pourquoi je puis me permettre de me demander aujourd'hui si le moment ne serait venu pour moi de lire... Proust. En fin de compte, j'ai à peu près l'âge à laquelle il écrivait À la recherche du temp perdu (un peu plus que quand il a publié Du côté de chez Swann et un peu moins que lors de À l'ombre des jeunes filles en fleurs). Et puis, mon français est meilleur maintenant que quand j'habitais au bord du Lac, j'aurais moins de mal à le lire.

Anonyme a dit…

J'aime bien le Champagne en solitaire... Ou à deux. Ou en petit comité.
Enfin, tout sauf ça.
Et le Champomy, avec des enfants, l'ambiance est plus sympa.

antagonisme a dit…

En lisant le commentaire de Marie, je me dis que c'est si simple finalement : pour échapper à cela, il suffit de se vider une flûte en couple, sans chichi.
Or, le problème vient de ce que, autour de moi, les soirées pseudo mondaines sont si abondantes qu'elles en deviennent un mode de vie et que je suis "pervertie" par le système : pour moi aussi, c'est devenu un mode de vie. Il y a une sorte d'influence pernicieuse qui fait que, entourée de gens qui ne vivent pas comme moi, je résiste, je vis à ma façon, mais durant cette "résistance" je me transforme insidieusement et je finis par me voir moi-même avec les yeux des autres, tout en tentant de m'en empêcher. Cela me fait penser à un extrait d'un poème de Rainer Maria Rilke, qui parle des solitaires (je crois que c'est un extrait des Cahier de Malte Laurids Bridge). Le texte dit à peu près : (les autres) crachèrent dans sa solitude pour qu'elle lui devienne odieuse.Cela correspond exactement à mon sentiment.
J'ai fini par me convertir à une certaine forme de mondanité, qui pourtant ne me convient pas.
D'un autre côté il serait si simple de tout casser. Mais le problème c'est qu'ayant suivi cette voie, mon but initial était de suivre mon mari, dans son métier, n'ayant pas moi-même d'objectifs définis. J'en ai toujours aussi peu. Donc, si je m'arrête pour changer de direction, je vais où?
(c'est une question plutôt rhétorique; je sais où j'ai décidé d'aller, j'espère que ça fonctionnera!)

Maëlloutsa a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Maëlloutsa a dit…

je suis encore à l'âge où l'on pense que boire du champagne fait "vieux snob".
Je croyais détester ça, je m'obligeais à en boire au réveillon, puis j'ai découvert que je n'avais jamais bu autre chose que du mousseux.J'ai eu du vrai champagne pour mes 20 ans. J'avoue que c'est bon mais je trouve toujours ça snob.

antagonisme a dit…

Certains vins à bulles peuvent être excellents, mais le champagne reste au dessus. Bien sûr qu'il y a du snobisme à en boire, mais cela peut être amusant. Ce à quoi je pense ressemble à une pièce de théâtre : quand on commence, on s'amuse; puis progressivement, on s'ennuie, on voit les costumes, le maquillage, le jeu. c'est à ce moment-là qu'on réalise qu'on s'est habitué à la boisson servie dans la pièce.

antagonisme a dit…

Pablo : Si jamais Proust te décourage, va plus loin, arrête et recommence. Il ne faut pas craindre d'être désinvolte avec ce livre. Il est immense, comme un château, et la porte principale est parfois impressionnante : ne pas hésiter à entrer avec le jardinier ou par les cuisines.

Anonyme a dit…

Merci du conseil, Anta ! En plus, j'aime bien cette approche à un livre (d'aucuns le permettent, d'autres pas).