11 mars 2007

Erreur

J'ai déjeuné hier avec une nouvelle arrivante de cette année, épouse d'un collègue. Excellent repas, mauvaise conversation. Je lui ai parlé de ma soeur et il s'est passé ce qui se passe souvent quand j'en parle : cette jeune femme a pris, si je puis dire, parti pour ma soeur. Elle m'a renvoyé, avec pertinence, à mes propres questionnements et m'a dit en fait que je pensais avant tout à moi, ce qui est exact. Penser à ma soeur me fait du mal en ce moment et je ne veux pas me faire du mal. Elle a évoqué le fait que les malades mentaux sont en quelque sorte les réceptacles des problèmes des autres (ma soeur a récupéré les problèmes de toute la famille), et elle est exaspérée par le fait que les autres voudraient bien que les malades "rentrent dans le rang", se norment, en quelque sorte, pour leur propre bien-être - celui des "biens-portants" - et aux détriment d'eux-mêmes.
Cette analyse n'est pas fausse du tout. Elle correspond très bien à ma soeur. Des parents tarés, une famille bizarre, et c'est ma soeur qui a tout pris, moi, je gère, je ne dis pas que tout va bien mais je gère le truc.
Bref, quand je lui disais que j'aimerai bien que ma soeur aille bien, elle m'a dit que c'était ce que je voulais moi, pour moi, mais pas pour ma soeur. Que ma soeur vivait sa vie, après tout, tant bien que mal, et pourquoi aurait-elle du rentrer dans une norme, pour me faire plaisir, à moi, et à la famille?
Son parti pris m'a blessé, je me suis sentie agressée mais comme dhabitude je n'ai rien montré, elle m'a dit elle-même qu'elle était trop abrupte, j'ai protesté et lui ai dit que non. Pourtant j'ai été bouleversée.
Ce qu'elle dit est exact, mais ce n'est pas le problème. Le problème, c'est que même si je ne suis pas dans l'état de ma soeur, je suis quand même, moi aussi, victime de la situation. Je travaille, je suis mariée, j'élève mes enfants, et je suis bien contente de tout cela, mais depuis toujours je suis aux côtés d'une personne qui réagit par l'incapacité, qui ne sait pas faire, qui refuse, qui se fait prêter de l'argent, qui se fait assister. Moi aussi j'aimerais parfois refuser, ne pas savoir, me faire prêter de l'argent. Moi aussi je voudrais rester couchée et dire que je n'y arrive pas. J'ai eu la même mère, j'ai eu le même père. Elle a aussi essayé de me bouffer, il a mis trois ans à comprendre en autonomie (= sans ma mère pour le lui traduire) ce que je faisais comme métier (il en était resté à "prof de français dans une école de langue"). J'en souffre aussi. J'en ai marre aussi.
Pourquoi quand ça a l'air d'aller pour vous, les gens n'imaginent pas qu'on peut aussi être triste ou malheureux? Les melheureux sont-ils seulement ceux qui abandonnent tout? Pour qu'on comprenne que je souffre aussi, il faut que j'arrête de travailler? Que je ne fasse plus rien? j'arrête de m'occuper de mes enfants? On n'a pas le droit d'être triste ET d'assumer? Je ne peux pas. Je ne peux pas arrêter de les embrasser, mes enfants, justement parce que je veux tout faire pour leur éviter la souffrance qu'on peut avoir. Je ne peux pas arrêter de travailler parce qu'ici pas de chômage pas de sécu, si je ne bosse pas je ne gagne rien. Je prends la voiture, je les emmène chez des copains, parce que c'est important pour eux. Je lis, je regarde des films de Woody Allen pour être moins triste, alors ça veut dire que je vais bien?
Comment dire.... je sais que ma soeur est malheureuse, même si elle m'exaspère je le sais. Mais elle a toujours choisi la solution de facilité. Ne pas travailler à l'école, parce qu'elle ne comprend pas. Ne pas sortir de la maison. Regarder la télé toute la journée. Rester sous la couette. Je sais qu'elle n'est pas heureuse ainsi. Je le sais bien, qu'au final j'ai plus de chance, car je m'amuse, je sors, etc... Je sais qu'elle n'a pas le choix, elle est mue par des impulsions, ou des inhibitions. D'accord. Du coup, dès que je dis un truc sur elle, j'ai l'air de la vilaine qui a "réussi" qui juge la "ratée"", la "hors-norme". Mais si c'est trop "normatif" de dire que je voudrais qu'elle aille bien, pourquoi n'ai-je pas le droit de le dire, au nom de ma souffrance, alors qu'elle, au nom de la sienne, à la droit de dire des trucs blessant à tout le monde? Si elle m'appelle, en me disant des trucs blessants, c'est normal, elle souffre. Si je soupire, oh merde, pourquoi n'est-elle pas normale, pourquoi ne peut-elle pas être plus cool, moins agressive, ah non, je ne dois pas dire cela, je suis normative, laissons la être elle-même. Bref, ma souffrance à moi, contenue, dominée, rangée dans de petites boîtes, ne peut dire "merde" à sa souffrance violente et débridée. Et au nom de quoi? Parce que j'ai "réussi"? Est-ce que j'ai "réussi"? Car ce n'est qu'une apparence. Ou alors, pour avoir le droit de râler, il faut que je "lâche" tout. Si je m'écroule, pourrais-je alors me plaindre? Bref, soit on est noyé sous les problèmes, alors on a le droit de tout faire, soit on a réussi à donner une structure à sa vie, alors on ne se plaint pas.
Je déteste cela car cela me fait penser à l'une de mes amies, une amie à moi, à l'origine, devenue amie avec ma soeur, et pas qu'un peu. Cette amie, appelons-là Cécile, m'a dit à plusieurs reprises : "Toi aussi, tu vois, tu souffres, tu devrais aller voir un psy, et accepter ta souffrance." Moi, ma souffrance, je n'ai pas de mal à l'accepter, ce sont les autres, enfin ces autres-là, qui ont cet état d'esprit, qui ne l'acceptent pas. Quand ils voient mon exaspération envers ma soeur (il leur est facile d'être charitable envers elle, ils ne sont pas liés à elle par ces liens affectifs invisibles et puissants), ils réalisent peut-être que je ne suis pas si "forte" ( c'est vrai que j'ai parfois un côté "même pas mal"). Du coup ils se disent, ah mais elle aussi elle s'énerve, elle dit des trucs injustes, elle est vache. Donc, elle souffre de la situation (incroyable!). Dans le cas de Cécile, j'ai l'impression que ça lui fait plaisir de découvrir mes fragilités (du coup je n'ai plus envie de la voir, je ne trouve pas cela très agréable chez une amie).
Dans le cas de cette autre fille, disons Magui, c'est différent. Elle ne me connait pas comme Cécile. Elle réagit avec ses a-priori, que je comprends. Ce qu'elle dit sur les malades est vrai :les malades dérangent, et on voudrait les guérir pour qu'ils reprennent leur place, c'est vrai, on ne les laissent pas être différents. Mais soyons cru : si ma soeur persiste à ne pas travailler. Si jamais elle refuse même de faire les papiers pour le RMI. Si elle refuse que je l'aide à les faire, par ex. A la charge de qui est-elle, hein? Et, oui, ça me dérange. J'ai déjà vécu cette situation avec elle. Une situation qui faisait, à l'époque, que je devais, parce que ma mère le voulait, lui faire ses repas, faire le ménage (son lit, sa vaisselle, nettoyer tout l'appartement et elle ne faisait rien parce qu'elle ne voulait pas), et elle était odieuse, agressive, gueulait parce que je passais devant la télé en faisant les poussières, ou parce que j'avais déplacé le magnétophone en faisant son lit. Quand excédée je lui ai dit que puisque je faisais tout mal elle n'avait qu'à tout faire elle-même (elle avait 18 ans et moi 23), elle a appelé ma mère au téléphone pour qu'elle m'oblige à lui préparer ses repas, à continuer à faire le ménage dans l'appart. Cette façon qu'elle a de se remettre dans les bras des gens me gêne, oui, parce que j'ai peur qu'elle se remette dans les miens. Et que je déteste cette façon de pratiquer. Je ne peux pas l'aimer. Je n'arrive pas à la tolérer.
Si quelqu'un à un moyen de me rendre plus zen et plus compréhensive, sans me dire que je ne dois pas être normative et que l'autre a le droit d'exister (parce que je le sais, ça!), je suis, ô combien preneuse.

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