Lisez tout jusqu'au bout.
"Vers le milieu de janvier 1812, le général Conroux qui avait remplacé le général Ruffin dans le commandement de notre division, reçut l'ordre de la porter, par Arcas et Bornas, à Villa-Martin, dans la direction des montagnes de Ronda, afin de faire face à un corps espagnol très-nombreux, sinon très-redoutable, que commandait Ballesteros. Là, nous occupâmes une assez forte position dont nous fîmes, à l'aide de quelques ouvrages de campagne, une espèce de camp retranché ; mais, ayant bientôt épuisé toutes les ressources de la petite ville de Villa-Martin et de la campagne environnante, le général Conroux éprouva les plus grands embarras pour nourrir sa division: obligé d'aller au loin chercher des vivres; il organisa, à cet effet, un fort détachement composé de compagnies d'élite, qu'il chargea de battre le pays d'alentour et qui, au bout de trois ou quatre jours de marche, revint amenant avec lui un troupeau de boeufs et de moutons assez nombreux; mais, à peine ce troupeau parut-il aux avant-postes, qu'une foule de nos soldats sortirent de leurs bivouacs et se mirent à le piller, chacun emportant son mouton sur ses épaules.
Le général Conroux, averti de ce désordre, monta à cheval, fit battre la générale et prendre les armes à la division tout entière; chacun crut à une attaque de la part de l'ennemi et courut en toute hâte à son poste, mais nous fûmes bientôt détrompés. Le général Conroux, qui, comme son prédécesseur, était d'une taille élevée et d'un aspect très-imposant, se porta à la tête des troupes rassemblées et demanda si on avait arrêté quelques-uns des soldats qui avaient pillé le troupeau ; on répondit que personne n'avait été arrêté; il demanda, alors, s'il n'y avait point en prison quelques maraudeurs arrêtés les jours précédents, et, sur la réponse affirmative qu'il reçut des chefs de corps, il ordonna qu'on désignât immédiatement, parmi ces maraudeurs, celui qu'on jugerait le plus mauvais sujet d'entre eux.
Après que les adjudants-majors des divers régiments se furent consultés les uns les autres, on s'accorda à reconnaître qu'un malheureux soldat de mon régiment, dont j'ai oublié le nom, étant le plus souvent puni, pouvait passer pour le plus mauvais sujet d'entre les détenus...
Qu'on l'amène, cria le général, et qu'on le fusille à l'instant !... On alla le chercher à sa prison, et l'on peut juger de sa stupeur quand, arrivé sur le terrain, on lui annonça qu'il allait mourir ! Il avait, la veille, été condamné à quelques jours de prison pour maraudage, et il ne devait certes pas s'attendre à ce que cette peine se changeât tout à coup en un arrêt de mort ! Je le vois encore, se jetant à genoux devant le général, en criant : Grâce ! grâce ! mais celui-ci demeura inexorable.
On commanda un peloton pour l'exécution, et le malheureux, quelques instants après, tombait percé d'une douzaine de balles. Or, chose inouïe, il n'y avait eu ni convocation ni jugement d'un conseil de guerre; c'était sans formes ni procès, c'était de son autorité privée qu'un simple général venait de faire exécuter, à mort, un soldat français, et qui, plus est, un soldat évidemment innocent du fait qu'il s'agissait de punir, puisqu'il était déjà en prison au moment du pillage du troupeau, et n'avait, par conséquent, pu prendre la moindre part à ce pillage !
Il semble qu'un pareil acte aurait dû exciter un soulèvement général parmi les troupes qui en furent témoins ; mais non, personne ne bougea, personne ne souffla mot, et nous défilâmes dans le plus profond silence devant le cadavre du supplicié. Je crois même devoir ajouter que l'effet fut bon sur l'esprit des troupes, sans rien faire perdre au général Conroux de l'estime et de l'affectueux dévouement qu'il avait déjà su nous inspirer depuis le peu de temps qu'il était à notre tête. Ce fut là, cependant, il faut en convenir, un de ces actes de sévérité que peu de chefs voudraient avoir sur la conscience, quelque justification qu'on y puisse trouver dans la gravité des circonstances et la nécessité où s'était trouvé le général de faire un exemple; et encore, peut-on dire qu'il y avait danger qu'il manquât complètement son but, en risquant d'exciter une sédition des plus sérieuses. En effet, l'on peut croire que pareille chose ne réussirait pas toujours ainsi, et le général Conroux, lui-même, dut s'estimer heureux de trouver dans ses troupes une aussi complète soumission à ses ordres illégaux, soumission qu'il n'aurait peut-être pas été prudent de mettre une seconde fois à l'épreuve."
Général Girod de l'Ain
Dix ans de mes souvenirs militaires
de 1805 à 1815
Paris, 2000, à
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